On a souvent du vous le dire, Barbara Mc Harton est quelqu'un de juste et généreux. Ceci ne sera qu'un exemple de plus pour le prouver.
Sur cinq ans, trois jours resteront gravés à jamais dans ma mémoire. Parfois, le soir, je les vois défiler devant mes yeux pourtant clos, avec un frisson d'horreur. Je me souviens de chaque mot prononcé, chaque détail de chacune de ces images que je voudrais oublier.
Le premier eut lieu lorsque j'avais trois ans. Papa était en train de se préparer. Il avait mis sa belle chemise et son costume noir. Cachée derrière la porte entrouverte de sa chambre, je jetai un coup d'œil à l'intérieur. Il regardait la photo de maman, celle de sa table de nuit. Maman est partie, là-haut, le jour où je suis née. Papa me dis parfois que ce n'est pas ma faute, mais je sais bien que c'est quand même un peu le cas. Je risquai un pas. Le plancher grinça. Papa se retourna, son visage était celui d'un condamné. Il me vit, bloqué dans mon élan et une demi-seconde plus tard, son visage était redevenu celui de quelqu'un de normal. Je m'enfui en courant. Je détestais quand il faisait ça. C'était tellement factice.
Quelques minutes plus tard, il m'appela. Je revins, l'air triste. Il me prit dans ces bras. Brun, la trentaine, il avait tout pour retrouver quelqu'un, mais son cœur était brisé à jamais.
« Ecoute, Jane. Aujourd'hui, Papa doit aller parler à un monsieur très important. Alors, va prendre un livre, tu attendras dans la voiture. D'accord ? »
Nous partîmes dans la demi-heure et roulâmes un peu plus du double. La voiture finit par s'arrêter devant un château du 18ème s. Immenses jardins, marches en marbres à l'entrée et tout le reste. J'étais endormie, affalée contre la portière de la voiture. Mon père partit sans me réveiller.
Une demi-heure plus tard, j'ouvrais les yeux. Je me senti complètement désorientée et étrangement seule. Ayant complètement oublié les indications de mon père, je tentai d'ouvrir la portière. Elle était fermée. Les larmes se mirent à couler le long de mes joues. Entre la panique et la colère, je pleurai de plus en plus fort, jusqu'à ce qu'un visage d'homme apparaisse à la fenêtre. Massif, les traits carrés et les cheveux rasés. Mes pleurs se transformèrent en un hurlement de terreur. Je l'entendis essayer d'ouvrir la portière, puis je le vis sortir un appareil et crocheter la serrure.
Le gorille, comme je me le surnommai par la suite, m'attrapa d'un bras. Je me tus, consacrant toute mon énergie à essayer de lui échapper en me tortillant, totalement terrifiée. Il m'emmena à l'intérieur de la maison - ou plutôt du château - et nous traversâmes plusieurs pièces, jusqu'à arriver devant une porte massive. Il appuya sur un bouton, à gauche - une sonnette. La porte s'ouvrit.
Dedans, il y avait trois personnes. Deux hommes, l'un blanc comme un cadavre, les tirés et les cheveux lissés sur son front. L'autre était plus jeune, habillé tout en noir, les yeux cachés par des lunettes de soleil. Le troisième, c'était mon père.
Il se leva d'un bond, une arme en main, cachée, encore quelques secondes auparavant, dans un holster accroché à sa cheville droite. Je n'avais encore jamais vu cette expression sur son visage. C'était de la haine pure. Il pointait le canon de son arme sur le gorille qui n'avait pas su attraper la sienne assez rapidement. Mon père cria quelques mots en français, que je ne compris pas. Le vétéran dit quelques mots apaisants et l'homme me lâcha. Je courus jusqu’à mon papa. Il me prit sur ces genoux et continua dans un mélange d’anglais et de français. Je ne compris pas tout, mais ce que j’assimilai, hypermnésie oblige, je le retins pour la vie. En revenant dans la voiture, une grosse heure plus tard, j’interrogeai innocemment mon papa sur le contenu de leur conversation. Il me regarda, effrayé.
« Ecoute, Jane. Tu vas oublier tout ce que tu as entendu aujourd’hui. C’est important que tu ne te souviennes de rien. Et que tu ne parles jamais de cela à qui que ce soit. »
La journée se termina sur cette note peu festive, traumatisante.
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Le second jour se passa alors que j’allais lentement vers mes 6 ans. Mon premier jour à l’école primaire. Papa m’avait mis une classe au-dessus. Je m’ennuyais avec les enfants de mon âge, c’était trop facile. Pour une fois, il avait bien voulu que je m’asseye devant, à côté de lui. Nous roulions en direction de l’école, parlant tranquillement. Il était en train de m’expliquer pourquoi il ne pouvait pas rester avec moi pendant que j’étais à l’école lorsqu’il se tut soudain. Papa braqua le volant à gauche pour tourner dans une petite rue. Je ne pus retenir un cri de surprise.
« Mais Papa, c’est pas par là, l’école ! »
Il ne me répondit pas, accéléra simplement. Je remarquai alors les allers-retours de ses yeux entre la route et le rétroviseur. Je me retournai pour voir ce qu’il se passait derrière.
C’est ce moment là que choisi le conducteur de la voiture qui nous suivait de plus en plus vite pour tirer une balle dans le pare-brise arrière, qui me frôla. Papa hurla de me coucher sur le plancher de la voiture. Je me précipitai au sol. Il accéléra encore, prenant quelques tournants serrés. Finalement, la voiture s’arrêta dans un demi-tour brusque. Je n’osai pas me relever, restai roulée en boule par terre. Il sortit brusquement. J’entendis un, puis deux coups de feu. Il rentra dans la voiture et redémarra aussi sec.
Nous roulâmes plusieurs heures en silence. Je n’osais pas prononcé un moment. Finalement, je risquai une question, d’une voix tremblante.
« Papa, on va où ? »
Il ne me répondit que par des réconfortassions, sans répondre à mes interrogations.
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Le troisième jour se passa le lendemain. Nous avions roulé toute la journée, toute la nuit et le soleil se levait lentement, laissant le jour triompher sur la nuit.
Nous arrivâmes dans une grande ville, puis une plus petite. Papa passa un appel, qui dura moins d’une minute, puis un autre aussi très court. Il en passa près d’une dizaine comme ça. Et après une demi-heure, une larme coula le long de sa joue. Je ne l’avais jamais vu pleurer.
Une arche se dessina à l’horizon. Dessus, quelque chose était écrit. Malgré mon jeune âge, l’hypermnésie aide, je commençais à lire mais le MALA SUERTE inscrit ne m’aida pas beaucoup à comprendre notre destination. Papa gara sa voiture sur le côté et sortit. Je le suivi. J’avais mal au cœur, les voyages en voiture n’était pas mon truc. Toute blanche, sur le point de vomir, je le suivis, chancelante. Il me prit dans ses bras et me parla tout doucement.
« Ecoute, Jane. Tu vas rencontrer Barbara, une vielle amie à moi, en quelque sorte. Tu va rester avec elle, le temps … que ça se calme. Surtout, ne parle de moi à personne. Oublie tout ce que tu as vécu jusque maintenant. D’accord ? C’est pour toi que je fais ça. »
Il me regarda en silence pendant plus d’une minute entière, puis passa l’arche. Une dame nous attendait, l’air grave. Elle se força à mon sourire. Mon père répondit d’un hochement de tête. Elle risqua un mouvement de tête significatif vers une blessure au bras de mon père, que je n’avais pas remarquée. Il nia d’un nouveau signe de tête. Soupira longuement puis se tourna vers moi.
« Au revoir, Jane. Je reviendrai, promis. »
Il s’en alla d’un pas rapide, sans que personne d’autre que nous deux n’aie pu le remarquer. Je sentis les larmes couler le long de mes joues.
Personne ne le sait, mais quelques fois, Papa m’envoie des lettres. Et dans la dernière, il m’a dit qu’il essaierait de venir me voir pour mon anniversaire de six ans, mais pas longtemps alors. J’aimerais lui répondre, je ne sais pas encore bien écrire et encore moins comment on envoie des lettres. Ce qui m’embête encore plus, c’est qu’ici, tout le monde parle français. Alors que ma langue maternelle est l’anglais, j’apprends tout doucement à comprendre et parler celle que j’entends au jour le jour.
Relations.
Barbara Mc Harton : Elle se fait passer pour une nièce, de la famille. C'est comme une tante pour elle. Jane sait que Barbara la protégera tant qu'elle peut, mais la petite a plongé dans bien trop dangeureux pour être totalement en sécurité, surtout s'il elle parle de son passé.